Pour mémoire

Je me souviens qu’on allait au théâtre, au concert, qu’on était tous serrés, concentrés, émus, vibrants à l’unisson et que c’est ça qui était beau.

Je me souviens qu’un jour, le mot «sida» est entré dans nos vies.

Je me souviens de Barbara, «Maladie d’amour / Où l’on meurt d’aimer / Seul et sans amour, / Sid’abandonné».

Je me souviens de la peur.

Je me souviens des gens qui avaient des infos de première main via la cousine de la mère de ma tante qui bosse à l’hôpital ou le meilleur ami du voisin de mon beau-frère qui travaille au ministère.

Je me souviens que le Front national disait : «Une personne atteinte du sida est comme un lépreux, il faut l’enfermer dans un sidatorium.» Il disait aussi : «C’est un mensonge, les préservatifs ne protègent pas de la maladie.»

Je me souviens que certains affirmaient qu’il y avait des remèdes miracles.

Je me souviens d’Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.

Je me souviens d’une épreuve de philo et de cette citation d’Aristote : «L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit.»

Je me souviens que Corona était une bière mexicaine qu’on buvait en mettant une tranche de citron dedans.

Je me souviens du test qu’on trouvait l’été à la fin des magazines : «Et vous, qu’emporteriez-vous sur une île déserte ?» J’avais un mal fou à choisir.

Je me souviens qu’on allait au théâtre, au concert, qu’on était tous serrés, concentrés, émus, vibrants à l’unisson et que c’est ça qui était beau.

Je me souviens des couples qui se roulaient des maxipelles dans les salles de cinéma et qui, en sortant, avaient le visage totalement rougi et strictement aucune idée de ce dont le film pouvait bien parler.

Je me souviens du pop-corn qui passait de main en main.

Je me souviens qu’on disait : «Ça va, j’ai pas la gale !»

Je me souviens des tables en terrasse, si proches les unes des autres que, parfois, une personne de la table voisine s’incrustait dans votre discussion.

Je me souviens que l’expression «Prenez soin de vous» n’avait pas ou peu de sens. C’était une phrase qu’on destinait aux personnes âgées ou aux gens qu’on quittait. Je me souviens d’une exposition de Sophie Calle qui s’appelait comme ça, «Prenez soin de vous», parce qu’un homme lui avait écrit cette phrase à la fin d’une lettre de rupture. Ça sonnait comme l’équivalent poli de : «Je me tire, démerdez-vous !»

Je me souviens des films de Louis de Funès le dimanche soir à la télé. «Il est l’or, Monseignor !»

Je me souviens que la voix de Bill Withers donnait l’impression que c’était toujours l’été : «Just one look at you, and I know it’s gonna be a lovely day.»

Je me souviens qu’on se demandait combien de bises on faisait : «Ah vous en faites deux ? Chez nous, c’est trois.»

Je me souviens que les mots «FFP2», «hydroxychloroquine», «détresse respiratoire», «Covid», «pangolin», «gestes barrières», «distanciation sociale» n’alimentaient aucune conversation.

Je me souviens que personne n’avait d’avis sur la pertinence des essais cliniques en double aveugle. A cette époque, une quantité infinitésimale de gens étaient virologues.

Je me souviens que le mot «masque» évoquait des soirées déguisées ou des anniversaires thématiques et qu’il fallait aller dans des magasins de farces et attrapes pour s’en procurer. Je me souviens qu’au retour de ces soirées, c’était compliqué de trouver un taxi, et que, souvent, il fallait rentrer à pied, déguisée en saucisse ou en lapin.

Je me souviens qu’on s’est dit «On se voit la semaine prochaine, promis !» Cette semaine n’est jamais venue. Certaines promesses ne pourront pas être tenues, ceux qui les ont faites ne sont plus.

Je me souviens des rires et des larmes.

Je me souviens des grandes phrases et des petites attentions.

Je me souviens de Robert Badinter le soir des attentats, sa voix et sa pensée, claire et lumineuse.

Je me souviens que quand tout tangue, il y a toujours des êtres à qui s’adosser, des êtres qui soignent, qui nourrissent, qui pensent, qui rendent le quotidien plus léger.

Je me souviens que Nelson Mandela a écrit : «J’ai appris que le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité à la vaincre» et, qu’en matière de confinement, il en connaissait un rayon.

Tania De Montaigne, Libération, 17 avril 2020